Le 10 avril, nous avons eu l’honneur et
le plaisir de recevoir, à la Maison de la Grèce, Mme
Vinciane Pirenne-Delforge, professeure au Collège de France
et à l’Université de Liège, qui a bien voulu, dans le cadre
des séminaires organisés par THEATRA II, développer le thème
suivant :
Loi des dieux, loi des hommes ? Quelques réflexions sur les
honneurs rendus aux morts en Grèce ancienne.
Après l’allocution d’usage de la présidente de la
Communauté, Mme Séta Théodoridis, la présidente de
l’association THEATRA II, Mme Miranda Skoulatos, est
intervenue pour présenter l’association, ses objectifs, ses
activités, ses recherches. Mme Jacqueline Rascolnicoff a
pris, ensuite, la parole pour évoquer brièvement le parcours
et l’œuvre de la conférencière, Mme Vinciane Pirenne-Delforge.
Depuis 30 ans, Mme Pirenne-Delforge s’est attachée à
comprendre les mécanismes de fonctionnement du polythéisme
dans le monde grec ancien et, au-delà, ceux des systèmes
religieux pluriels en général, en ouvrant le dialogue avec
d’autres sociétés de la méditerranée antique. Elle est
directrice de recherche au Fonds de la Recherche
Scientifique belge (FNRS) ; elle a enseigné, pendant près de
15 ans, à l’université de Liège, tout en dirigeant l’unité
de recherche « Histoire et anthropologie des religions ».
Son élection à la chaire : Religion, histoire et société
dans le monde grec antique, perpétue une longue tradition
d’études helléniques au Collège de France.
Mme Pirenne-Delforge explicite, d’abord, le titre de sa
conférence, en partant des Suppliantes. Elle se réfère, en
premier lieu, à Hérodote qui relate l’histoire de Cambyse –
un homme au bord de la folie, tyrannique et cruel, qui
déterrait des cadavres – qui blesse mortellement le taureau
Apis ; selon la tradition grecque, le roi aurait même fait
flageller son cadavre. Illustrant sa méthode, elle établit
un parallèle avec Darius : à quel prix eût-il mangé le
cadavre de son père ? À quel prix l’eût-il brûlé ? Ici, la
coutume est omnipotente. Chez le même historien, les
coutumes des Perses, le culte rendu aux dieux,
l’interdiction de vomir et d’uriner en présence d’autres
personnes, constituent une mosaïque de croyances et même un
peu plus car, au terme de la liste, ce que l’on va cerner,
c’est le rituel funéraire des Perses (tout ce qui, en
définitive, va concerner le sort de la dépouille mortelle).
La relation des honneurs funèbres avec les dieux n’est pas
immédiate. Dans l’épisode de la guerre des Sept contre
Thèbes, Adraste, roi d’Argos, pousse les mères des soldats
morts à demander l’intervention de Thésée, roi d’Athènes,
pour réclamer le corps de Polynice, mort avec son frère à
Argos, ainsi que celui d’autres morts de cette expédition. À
Eleusis, ces mères douloureuses se prosternent devant le
temple de Déméter, en suppliant la déesse. Elles affirment
être dans leur droit – la justice doit permettre qu’elles
revoient le corps de leurs fils ! – et, qui plus est, cette
revendication concorde avec l’ όσιο, ce que les hommes
accomplissent pour plaire aux dieux et leur rendre les
hommages qui leur sont dus. Thésée le dit : nous sommes dans
le registre de la loi divine.
La mère de Thésée, elle-même, empêche que soient
transgressées les lois communes à toute la Grèce. Ainsi,
s’imbriquent à la fois les lois humaines et tout ce qui
concourt à une bonne interaction avec les dieux (τα όσια).
En permanence, la loi humaine et la loi divine oscillent,
alternant références verticales et références horizontales,
elles-mêmes intimement liées, avec une sorte de prévalence à
la loi humaine. Pourquoi les cités ont-elles décidé
d’inscrire sur les stèles les prescriptions funéraires ?
Même si l’on se souvient, dans Antigone, des lois non
écrites (τα άγραφα). Comment opère- t- on ce partage entre
ce qui s’exprime et ce qui est tu ?
Mme Pirenne-Delforge détaille alors les différents rites
mentionnés sur des stèles, les diverses inscriptions, les
sacrifices rapportés (θυσία) : on égorge l’animal, on le
saigne, il s’agit d’une manipulation de haute intensité, où
se mêlent souillure et purification, sans aucune
communication avec les dieux car on est en dehors de toute
offrande divine, le destinataire est le mort lui-même. Les
femmes sont les premières à être mises en scène, elles sont
particulièrement concernées par les soins aux défunts. Chez
Euripide, les participants endossent le respect des lois
humaines et divines. La purification est absente des
Suppliantes – la fonction du sang animal, purifiant et
revigorant, s’efface devant le défunt et les angoisses liées
à la mort. Le message final se rapporte à la guerre, ainsi
qu’aux rites et aux prescriptions.
Des sanctions sont à craindre quand le rite n’est pas
respecté. Dans l’Antiquité, même si on se référait aux
dieux, il faut garder à l’esprit qu’il s’agissait aussi de
traiter un problème sanitaire. Des inscriptions comportant
des prescriptions de rites funéraires ont été trouvées à
Chios et en Asie Mineure et elles constituent le νόμος de
tous les Grecs (άγραφος νόμος), cet ordre du non écrit, pour
autant, pleinement partagé dans le comportement (ήθος) :
sang en commun et respect du traitement des morts, identique
pour les deux sexes. Il y avait une quarantaine observée
pour les femmes de la famille ; rapport de souillure à tout
ce qui fait l’essence de la vie et de notre humanité.
Soulignons que tous ces rites étaient accomplis sans prêtre.
Pour nous, la représentation minutieuse du déroulement des
cérémonies funéraires, avec tout le rituel, de la toilette
des corps à l'édification du tombeau, offre une abondance de
renseignements sans équivalent dans aucun autre texte.
Accorder la sépulture aux morts est une obligation imposée
par les dieux et reconnue par les hommes, c'est «la loi de
tous les Grecs », loi morale mais aussi politiquement
indispensable parce qu'elle contribue à la stabilité et la
cohésion des cités. On doit donc un sépulcre aux morts ;
refuser de les ensevelir, c'est outrager les hommes et les
dieux, c’est «souiller les lois humaines » et défier celles
des dieux.
À la fin de la conférence de Mme Pirenne-Delforge, que nous
remercions vivement ici, nous avons eu le plaisir de prendre
connaissance de son dernier livre L’Héra de Zeus: Ennemie
intime, épouse définitive, paru aux éditions des Belles
Lettres.
Marie Roblin
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